Les prévisions météo n’auguraient rien de bon. Plusieurs jours avant le départ, l’angoisse était au rendez-vous: fallait-il annuler le vol, changer de date ou prendre le risque d’être coincé à Fuerteventura avec douze martinets, sans pouvoir les faire partir?
Inquiète et pleine d’appréhension, je décidai finalement de prendre mon avion, poussée par l’impatience de nos protégés, dont certains commençaient à montrer des signes d’extrême nervosité, comme la belle Léontine et la douce Roslyn. En effet, les martinets ne supportent pas tous, loin s’en faut, de passer des mois et des mois en captivité; leur santé finit par se dégrader, ils entrent dans un état dépressif et renoncent à lutter…C’est pourquoi nous ne pouvions plus attendre! Et il est arrivé à plusieurs reprises que le temps soit meilleur que prévu.
Cette fois, malheureusement, il n’en fut rien!!! À peine arrivée, je regrettai ma décision amèrement. Certes, il ne faisait pas vraiment froid, mais le vent était violent et il eut même tendance à se renforcer encore. Je me réfugiai dans la maison, donnai à manger aux oiseaux, qui, stressés par le voyage, étaient silencieux et avaient besoin de se remettre. J’installai les tapis chauffants et défis mes bagages. Le vent souffla toute la nuit, sans un instant de répit. On se serait cru non pas aux Canaries, mais sur les îles Hébrides, au large de l’Écosse. Aucune amélioration le lendemain matin, jour prévu pour le relâcher. Il faisait mauvais, indéniablement. De plus, nos guetteurs attitrés, Andrea et Pancho, annulèrent leur venue en raison d’un rendez-vous chez le vétérinaire. Malmenée par la tempête, je parcourus les environs, mais la voiture que j’avais louée tomba bientôt en panne! Les martinets, qui avaient repris de la vigueur, commençaient à s’agiter dans leur caisse exiguë et semblaient nourrir des projets d’évasion, à commencer par Sean , coutumier du fait. Ils ne comprenaient pas pourquoi on les retenait prisonniers ainsi.
Mes collègues de Francfort me firent parvenir un bulletin météo qui annonçait une amélioration pour la journée de mercredi. Accalmie provisoire, soleil timide, 19 degrés. Dès jeudi, et jusqu’à vendredi inclus, reprise du mauvais temps. Toutes les solutions furent alors envisagées: changer mon billet retour et reporter le relâcher à samedi? Non, car je n’avais pas assez de nourriture et les oiseaux ne pouvaient pas passer plusieurs jours dans des caisses exiguës sans faire de l’exercice. Rentrer à Francfort? Totalement impossible. La seule solution était de les faire partir mercredi…avec l’espoir qu’ils mettraient directement le cap sur l’Afrique. Nous n’avions pas d’autre choix!
Michaela, notre photographe professionnelle, qui était déjà là pour le précédent relâcher - vous pourrez bientôt admirer ses photos sur notre site -, avait repéré un nouvel endroit, bien abrité du vent. C’est là que nous nous sommes tous retrouvés mercredi, en tout début de matinée: elle, ses élèves, nos douze protégés et moi!
Comme prévu, le soleil brillait légèrement et le vent était modéré, avec parfois quelques rafales. Je gravis la pente, tandis que les apprentis photographes se mirent en place – et le relâcher commença! Qui d’autre que Sean, notre vaillant petit soldat, aurait pu ouvrir le bal!? Il fut suivi de Sol, sa ravissante compagne! Vinrent ensuite le fringant Andrej, suivi de Ron, tout frétillant d’impatience, du grand et solide Jack et de Winona, taillée pour la vitesse. Aucun d’entre eux ne prêta attention au flash des appareils photo. Portés par le vent, ils s’élevaient au-dessus de nous, avec puissance et grâce. Hormis leurs rapides battements d’ailes, on n’entendait dans la vallée que nos exclamations joyeuses et admiratives. Quel bonheur ce fut pour nous de voir ces six martinets jouer dans les nuages!
Le second groupe fut emmené par Thyra, originaire de Bucarest (Roumanie) et Lynn, originaire de Zurich (Suisse), deux adultes formidables. Cela faisait tellement longtemps qu’ils attendaient ce moment! Ils partirent à la conquête du ciel avec une telle élégance que nous en eûmes le souffle coupé. Puis vint le tour de nos deux ex- princesses en haillons, Reba et Roslyn: oublions le mot de « haillons » et disons plutôt: « nos deux reines des cieux »! Les deux derniers martinets qui prirent leur envol ce jour-là furent nos deux Français: le mince et grand Dali, qui partit comme une flèche et disparut derrière la montagne en quelques secondes seulement, et la douce et mélancolique Léontine, dont les yeux avaient depuis longtemps retrouvé leur éclat. Volez, volez, mes beaux oiseaux, le ciel vous appartient! Nous contînmes notre émotion, mais nous étions bouche bée face à une telle agilité.
Peu après, le flanc de la montagne vit six adultes respectables marcher en décrivant des cercles, tels des derviches, avant de tomber dans les bras les uns des autres pour témoigner de leur joie. Nous découvrîmes les premières photos: elles s’annonçaient pas mal du tout. Encore captivée par ce qu’elle venait de vivre, l’équipe de photographes monta dans les voitures et rentra mettre le matériel à l’abri.
J’ai gardé le meilleur pour la fin.
En début d’après-midi, je suis retournée dans la vallée où avait eu lieu le relâcher. Et je les ai vus. D’abord deux, puis quatre, puis sept…Rien de plus difficile que de compter des martinets qui chassent et s’amusent en filant à toute allure, heureux d’être rendus à la vie sauvage, se jouant du vent et volant comme s’ils n’avaient jamais rien fait d’autre…J’ai fini par en compter douze. Ils étaient tous encore sur le site. Ils chassaient au-dessus de la vallée, mais par moments, ils descendaient à ras du sol ou frôlaient les pentes de la montagne, avant de reprendre de l’altitude, en criant de plaisir; ils s’appelaient, tournaient brusquement, montaient haut, toujours plus haut, redescendaient vers le monde des humains et décrivaient des cercles au-dessus de ma tête, avant de changer de direction et de partir à la découverte des lieux alentour…
Je les ai observés pendant des heures. C’est la plus belle chose que j’aie jamais vue. Il n’y aucun doute, ces oiseaux savent voler avec un art consommé. Même ceux qui sont restés des mois entre les mains de l’homme et dont le plumage était très abîmé sont des virtuoses du vol, à l’instar de leurs congénères qui n’ont pas connu la captivité. Mais pour cela, il faut qu’ils aient été pris en main par des professionnels en mesure d’effectuer un « nettoyage » complet de leur plumage et d’effectuer une enture. Je n’ai jamais reçu un plus beau cadeau, je n’ai jamais eu un remerciement plus émouvant, je n’ai jamais connu un au-revoir plus poignant. De ma vie, je n’oublierai jamais ce spectacle.
Vers 17 heures, j’ai encore entendu gazouiller deux martinets au-dessus de moi, puis plus rien. Ils avaient disparu. Tous. Lorsque je suis retournée sur les lieux le lendemain matin – par chance, le beau temps a duré jusqu’au jeudi matin -, il n’y avait plus aucun martinet. Je suis convaincue que leur extraordinaire instinct les aura conduits à temps vers le sud-est, c’est-à-dire vers l’Afrique.
Je suis partie pour l’aéroport alors que l’orage éclatait. À dans quinze jours, avec les douze prochains candidats au départ! Et, je l’espère, par un temps plus agréable…