Le grand moment est enfin arrivé! En ce vendredi 4 novembre au matin, nos hyperactifs issus de nichées tardives, nos célèbres poids mouche, nos rois de l’évasion, nos anciens balais-brosses sont transférés dans la caisse de transport - un peu exiguë, il faut en convenir. J’ai nommé: Elora, Elen, Alannia et Ilaria, les Roumains au tempérament de feu, Jacques, un pensionnaire de 2015, Minnie et Finnegan, frère et sœur, Attila, le fléau de Dieu, Cari, la benjamine, Fabricius, Dustin et Semai. Plus que quelques heures avant la liberté!
À l’aéroport, tout se passe comme d’habitude: présentation des papiers, transfert des oiseaux avant que la caisse de transport ne passent aux rayons X, sueurs froides par crainte d’en voir un s’échapper, petit exposé pour expliquer aux uns et aux autres ce que je fais, retour des oiseaux dans la caisse de transport. Puis je rassemble tout mon barda, je quitte la zone de contrôle et prends le temps de souffler cinq minutes.
Une fois dans l’avion, je me détends et incline mon siège vers l’arrière. La caisse de transport est dessous, bien calée, et je somnole en attendant le départ, prévu à 13h15. Le commandant de bord prend la parole: « problèmes techniques …. appareil de remplacement … des bus vous attendent … notre avion ne peut pas partir… » Hahaha, elle est bonne, celle-là, je ne savais pas que chez TUI, ils avaient aussi le sens de l’humour; ces gais lurons travaillent en fait tous pour la compagnie SunExpress …Sur le moment, tout le monde rigole. Puis ça commence à s’agiter dans les rangées. Car ce n’est pas une blague, mais alors vraiment pas! Décontenancée, je regarde par le hublot. Dehors, des gens visiblement en colère font les cent pas, leur gilet de sécurité sur le dos et leur smartphone vissé à l’oreille. Trois bus arrivent, restent à l’arrêt pendant une éternité, puis repartent. Nouveau message en provenance du cockpit. Malheureusement, aucun appareil de remplacement n’est disponible pour le moment. Il faut donc réparer notre avion. La durée de l’intervention est estimée à trois ou quatre heures!
Laisser mes douze poids plume trois ou quatre heures de plus sans manger et dans une caisse exiguë?! Pas question. Je veux partir, et tout de suite. Retourner au centre et les nourrir. Si les types aux gilets fluo, qui s’affairent sous l’appareil et sont de plus en nombreux, en ont pour trois heures ou plus, je peux m’en aller.
Eh bien non, je ne peux pas. Il s’écoule à nouveau trois- quarts d’heure avant que les bus reviennent et que je réussisse à m’extraire de l’appareil. Nous retournons au terminal, montons les escaliers et arrivés en haut…rien. Personne n’est là pour nous informer de la suite des événements. À la porte d’embarquement, nul n’est en mesure de nous éclairer: l’un est sous-traitant, l’autre est stagiaire, et le chef est au téléphone. Je m’esquive et retourne vers l’enregistrement, accompagnée de mes amis à plumes. Là-bas, un vide sidéral, un véritable trou noir. Je cherche un guichet TUI et finis par en trouver un. Personne n’est au courant que notre avion est cloué au sol. Les joies de la communication moderne… « Avez-vous un vol à tarif réduit » « Non » « Nous ne pouvons donc pas vous renseigner » « Haha, c’est bon à savoir. Qui peut le faire, alors? » « Le mieux, c’est que vous vous adressiez à TUIfly directement » La bonne blague! Ça m’aide bien. Quitter l’aéroport? Oui, pourquoi pas… « Mais si la réparation est moins longue que prévue et que vous manquez l’avion, votre billet sera perdu ! ».
Or ce billet a coûté cher. … Je ne peux pas prendre le risque de le laisser perdre. De plus en plus abattue, je retourne d’un pas lent vers le contrôle. Malheureusement, ce ne sont plus les mêmes employés et je dois subir de nouveau toute la procédure… Les martinets sont énervés, ils sont les uns sur les autres et ils commencent à avoir faim et soif. Inquiète, je les remets dans la caisse de transport. C’est alors qu’une employée me fait signe, avec un grande sourire: « Venez, nous devons faire des prélèvements pour la détection d’explosifs! »
À part un « Hum », je n’arrive rien à dire d’autre. Pendant que les échantillons sont prélevés, je laisse la gentille dame compatir à notre mésaventure. Visiblement, elle regrette de m’avoir choisie pour cette formalité. Le méchant appareil crache un résultat positif: il ne me reste plus qu’à raconter toute mon histoire aux policiers et aux douaniers venus en hâte et qui se rangent discrètement en demi-cercle autour de moi. Ils examinent mes papiers et se concertent pour savoir quelle suite donner à l’affaire. L’un après l’autre, ils inspectent la caisse de transport, et je me dis que si Finnegan ou Minnie leur saute au visage, je serai peut-être envoyée en prison. On en vient à la conclusion que ce sont les déjections des oiseaux qui ont conduit à un résultat positif. J’étais dans un tel état que les explications techniques n’ont laissé aucune trace dans ma mémoire.
Je titube jusqu’à la porte d’embarquement, où chaque passager se voit remettre un généreux bon de 7,50 euros en guise de dédommagement pour les trois à quatre heures d’attente. Résignés, mes compagnons d’infortune tuent le temps en faisant la queue dans le seul établissement où leur bon peut être utilisé. On pourrait peut-être entonner un « Hare Krishna ». Moi, je renonce à faire la queue. Les martinets ont absolument besoin d’eau. Le matériel destiné à leurs soins se trouve malheureusement dans la soute (je pense aux grillons congelés…combien de temps peuvent tenir les packs de glace?)
Une charmante employée du Duty free s’émeut de leur sort, se précipite à la pharmacie et revient avec une seringue. Je mets quelques gouttes d’eau dans tous les becs que je réussis à atteindre. Je n’ose pas ouvrir trop la caisse, car je n’ai pas envie d’en voir surgir des diablotins à plumes. Et cette journée semble propice aux catastrophes.
Quinze heures quarante-cinq: enfin l’annonce que nous n’osions espérer: nous sommes invités à embarquer ! La porte d’embarquement, la salle d’attente, les bus et enfin, l’avion dûment réparé. Tout cela a un air de déjà-vu. Sauf que cette fois, chacun d’entre nous considère la turbine gauche d’un air méfiant. Le départ a lieu à 17h00 – au bout quelques minutes seulement, l’alarme à incendie se déclenche! Le proverbe « Mon sang se fige dans mes veines » est décidément bien vu…L’imbécile qui s’est allumé une cigarette dans les toilettes devrait être pendu haut et court! Malheureusement, nous sommes tous bien trop fatigués pour cela.
Le vol se poursuit sans incidents notables. Les douze martinets, eux, en ont plus que marre d’être serrés comme des sardines et ils organisent un concours de piaillements dans lequel se mêlent les plaintes les plus amères aux plus vulgaires grossièretés. Je me tasse un peu plus dans mon siège. Par chance, les autres passagers sont si épuisés par les péripéties qu’ils viennent de vivre qu’aucun d’entre eux ne semble entendre les récriminations qui montent du sol. L’atterrissage à Fuerteventura a lieu à 19h45 heure locale (chez nous, il est 20h45). La température est de 20°C. Une fois descendue de l’avion, je galope comme une folle jusqu’au guichet de location de voitures, où se trouvent déjà quarante-cinq personnes environ… La journée n’est pas terminée, et qui sait ce qu’elle me réserve encore? Tandis que j’attends les clés, mon énorme valise tourne, solitaire, sur le tapis roulant, et le hall d’arrivée se vide peu à peu. Je traîne les oiseaux, les bagages et ma carcasse jusqu’au parking. Où est la voiture? Apparemment, le parking CICAR N° 101 n’existe pas. Après avoir tourné et viré pendant un bon moment, je découvre mon véhicule…sur un parking AVIS. Il fallait y penser! Je hisse ma grosse valise dans la voiture, puis j’explique aux oiseaux, en une morne litanie, que je suis désolée pour ce terrible voyage. Je mets le contact, et c’est parti mon kiki. Durant mes tours et mes détours sur les divers parkings, j’ai perdu mon pullover préféré, mais je ne m’en aperçois que trois jours plus tard. Il n’a pas réapparu.
À peine arrivée dans notre maison (à 22h tout de même!), je m’installe en toute hâte et j’attaque une tournée de nourrissage, hélas bien tardive. Cela fait maintenant douze heures que les martinets n’ont pas mangé ! Mon estomac gargouille aussi (il est vide depuis plus de douze heures), mais je me sens tellement coupable d’avoir entraîné les oiseaux dans cette galère que je n’y prête pas garde. Je suis encore plus mal lorsqu’Attila et Elora recrachent ostensiblement tous leurs grillons, comme par défi. Il nous faut un peu de temps pour repartir sur de bonnes bases. Mes protégés acceptent encore deux repas, mais c’est tout. Ils ont tout simplement envie de dormir, car il est tard. Après ce qu’ils viennent de vivre, ils ont plus besoin de repos que de grillons!
Je peux maintenant penser à moi, mais il est si tard que tous les magasins sont fermés. Et dans la maison, il n’y a absolument rien à manger. Craignant que mon estomac, de plus en plus en bruyant, ne réveille les martinets, je m’esquive discrètement. Je roule jusqu’à El Cotillo, au Tommy‘s Schweizer Pub. Je sais que je peux compter sur Tommy. Je n’ai pas besoin de lui faire de longs discours: il m’apporte une Pilsener fraîchement tirée, me concocte une gros Rösti aux légumes, que je mangerai à la maison. « Tu as à boire, là-bas? » Le rösti sent délicieusement bon. « Je crois qu’il y a du thé… », lui dis-je d’un air sombre. Sans un mot, Tommy glisse alors une canette de bière dans le sac, puis me souhaite une bonne nuit.
Une fois rassasiée, je m’endors comme une masse. Au petit matin, une agitation inhabituelle règne dans les deux caisses où se trouvent les oiseaux. Elles sont posées sur une étagère, près de la fenêtre. J’entends des couinements, des bruits d’ailes, des frottements, et je finis pas m’extirper de mon lit pour aller voir. Quel choc! Dans les caisses, je vois grouiller pas moins de 251 913 fourmis! Épouvantés par cette véritable invasion, Minnie et Finnegan, de même que Fabricius et Attila se sont retranchés sur les cendriers recouverts d’essuie-tout qui garnissent les caisses. Je n’ai rien contre les fourmis, bien au contraire, mais là, elles sont vraiment trop nombreuses! Je passe la main sur mes oiseaux pour m’assurer qu’ils n’hébergent aucun insecte et je les mets à l’abri dans la caisse de transport. Je jette les autres caisses sur la terrasse. Lorsque je reviens voir quelques heures plus tard, j’ai sous les yeux une véritable Mecque à fourmis. Formant plusieurs files, elles convergent de partout vers le lieu sacré. Comme les experts en explosifs, à l’aéroport, mais plus nombreuses, elles sont particulièrement intéressées par les fientes des martinets. Grand bien leur fasse!
Péniblement, je réussis à donner à mes protégés un, deux et même trois repas. Puis mes douze mousquetaires et moi-même en venons à la conclusion qu’il faudrait peut-être songer au relâcher. Je me dis qu’en se nourrissant eux-mêmes, ils parviendront plus facilement à rattraper les quelques grammes qu’ils ont dû perdre la veille qu’en étant forcés à avaler mes grillons.
Au-dessus de la maison, un nuage gris foncé crève en lâchant une pluie diluvienne. Partout ailleurs, le soleil brille et le ciel est bleu. Je conduis donc mes quatre Roumains, ainsi que Jacques, un pensionnaire de 2015, sur un petit promontoire situé derrière la maison. Cette fois, je n’ai pas de guetteurs, mais je sais que j’ai affaire aux meilleurs pilotes du centre de soins! Je relâche donc mes oiseaux toute seule. Ce qui avait si mal commencé, ne peut que bien se terminer!
Vraiment? Emplie de méfiance, je regarde le ciel, les collines environnantes, les toits des maisons, les arbres, pour m’assurer qu’ils ne cachent pas de visiteurs indésirables, armés de serres pointues et de becs acérés. Dieu soit loué, je n’en vois aucun. Pourtant, je tremble comme une feuille au moment de relâcher le premier couple, Elora et Elen! Ouf, tout se passe à merveille! Idem pour Alannia et Ilaria! Calme et posé comme un adulte, Jacques décrit, lui au moins, un large cercle au-dessus de ma tête en guise d’adieu. Je vais chercher le second groupe. Minnie et Finnegan filent comme des fusées (le résultat du test à l’explosif n’était peut-être pas aussi faux que cela…). Je salue le petit rusé d’Attila avec une ardeur particulière. Il laisse dans son sillage des nuages de fumée, comme Speedy Gonzales. Je rêve ou il m’a montré ses griffes? Fabricius, lui, n’a pas besoin d’exhiber ses attributs de guerrier. Il est rapide comme le vent. Cari perd tout d’abord de l’altitude, avant de remonter tranquillement: le calme fait la force. Dustin ne m’accorde aucun regard, car je me suis permis trop souvent de regarder sous ses ailes. Je le fais une dernière fois – mais de loin! Semai le costaud n’aime pas non plus les effusions. Il me lance un dernier regard et quelques secondes plus tard, il disparaît à l’horizon.
Et voilà! Ils sont tous partis, emportés par le vent…Enfin non, ce n’est pas le mot, car ils le maîtrisent, le vent, c’est leur allié! Ces douze-là sont de vrais martinets: sauvages, énergiques, forts en caractère, indomptables, amoureux de la liberté et indépendants. Je suis si heureuse qu’ils soient enfin libres et qu’ils volent de leurs propres ailes!