Maladie, douleurs chroniques, épuisement et urgence familiale nous ont valu de nouvelles défections de la part de nos bénévoles, déjà peu nombreux au demeurant. Ainsi, le rythme est encore un peu plus soutenu qu’il ne l’était. En effet, comment faire passer le message à nos formidables pensionnaires d’hiver, qui ont faim et doivent être nourris, qui débordent d’énergie et doivent se défouler dans la salle de rééducation, qui ont soif de liberté et doivent recevoir de nouvelles plumes? Nous n’avons pas le choix et sommes obligés de mettre les bouchées doubles. C’est comme ça. Les douze martinets que j’ai nourris au cours d’une soirée qui semblait interminable, que j’ai mis dans la caisse de transport, le lundi, à une heure matinale comme il ne devrait pas en exister, sont le résultat d’un marathon arraché à force de travail et de privations. Et cela risque bien de se reproduire cet hiver!
Durant le vol qui nous emmène vers les Canaries, je suis dans un état pré-comateux et je somnole pendant tout le voyage. Le coup d’œil fatigué que je jette à travers le hublot, au moment de l’atterrissage, n’est pas vraiment de nature à me donner le moral: le ciel est couvert, il pleuviote et il fait frais. En réalité, le temps s’améliore au fur et à mesure que nous nous éloignons de l’aéroport pour nous rendre de l’autre côté de l’île. Il y a même du soleil! Nous arrivons en vue de la maison où nous logeons, mais les martinets devront patienter encore un peu avant d’être nourris: sur le chemin qui mène au bâtiment se trouve une meute de treize chiens en mal d’affection et à la voix de grosse cylindrée, chacun d’entre eux me dépassant d’environ deux têtes et pesant quinze kilos de plus que moi. Arrivée dans l’appartement, je pousse un grand « ouf! » de soulagement, puis je défais les bagages, prépare les caisses des oiseaux et installe tout le nécessaire pour le nourrissage. Le repas peut enfin commencer! Ce n’est pas du luxe, car ils sont affamés et assoiffés. Après avoir mangé et bu à satiété - sauf moi, ils se retirent sous leurs serviettes moelleuses pour faire une sieste digestive, tandis que je file à toute allure sur la longue piste défoncée en direction du premier village. Il me faut à boire et à manger, surtout du café.
En arrivant à l’appartement, j’ai le choc de ma vie: l’un des martinets a pris la clé des champs. Je le retrouve sous la table. Quel coquin, cet Atarah! Je grignote quelque chose en vitesse et je nourris de nouveau mes protégés. Ensuite, je pourrai profiter tranquillement de mon après-midi et de ma soirée avec mes douze martinets, qui ont la chance d’être relâchés le lendemain. Après la dernière tournée de nourrissage, je reste un moment à admirer la pleine lune, puis je m’écroule sur mon lit, un vrai bonheur après quarante-huit heures de veille! Le lendemain matin, les oiseaux sont très agités. Ils ont une faim de loup et engloutissent une grosse quantité de grillons à chacun des deux repas. À travers chaque fenêtre de la maison, brille un soleil. Le vent est tiède. L’idéal! À 11 heures, je quitte la maison avec l’équipe des guetteurs et nous prenons la direction de La Oliva. Arrivés sur notre site de relâcher habituel, nous prenons position. Andrea et Pancho examinent la liste des candidats au départ, et on attaque! La fringante Atarah, qui, la veille, a déjà eu un avant-goût de liberté, ouvre le bal. Cette fois, pas de rideaux, pas de table en travers du chemin – la voie est libre! Originaire d’Offenbach, Sahel, nerveuse et impétueuse, est relâchée juste après Atarah et effectue un départ irréprochable. Elle est immédiatement suivie par son compagnon, le tendre et délicat Johnnie Walker, originaire de Seeheim, qui doit son prénom à notre ami Alexandru. En le voyant partir, je reste bouche bée, car je n’aurais jamais imaginé que cet oiseau si menu, le plus petit du groupe, parte à la verticale, comme une fusée! Vient ensuite le tour d’Anna, une élégante Berlinoise, qui, en adulte accompli, maîtrise la situation à la perfection. Accompli…et cabochard, soit dit en passant. Le dernier de ce groupe est Aladin, notre miraculé originaire d’Ulm, qui s’est parfaitement remis de la fracture du coracoïde dont il souffrait quand il était bébé. Grâce aux nombreuses séances de physiothérapie, il a gagné en force et en maîtrise de vol, si bien qu’il part comme une flèche, avant de surplomber la vallée et de prendre de l’altitude. Aladin, notre martinet de conte de fées!
Ce sont les Roumains qui prennent la tête du second groupe. Depuis le début du relâcher, ils font les fous dans leur caisse. D’infatigables combattants, comme toujours! La splendide Bernice part telle une étoile filante. Nous poussons notre cri de guerre « For Romania! », que la respectable Montana de Tindaya a entendu si souvent. Ce qui suit, en revanche, elle ne le connaît pas. Avec un grand soulagement, je fais partir Niège, surexcitée et intenable, que nous appelons aussi Snow à l’occasion. Elle file tout droit vers le soleil, et je lui lance: « Snow in the sun! » Elle disparaît aussi vite. La mince et fuselée Daria, qui, depuis sa dernière opération, m’aime encore moins qu’avant, ne tergiverse pas et s’envole à l’assaut du ciel sans perdre un instant. Partir, partir enfin !
Originaire de Hofheim, Caius change instantanément de personnalité lorsque je le sors de la caisse et lui montre le paysage alentour: adieu, le gros bébé sympa et vorace! J’ai maintenant entre les mains une fusée prête au décollage, qui s’envole en laissant derrière elle des nuages de fumée. Originaire d’Egelsbach, sa compagne, la joyeuse et dodue Framboise (devinez pourquoi elle s’appelle ainsi, vous avez droit à trois essais!) a un peu de mal à hisser son gros ventre au-dessus de la colline, mais elle finit par prendre de la vitesse et elle met à profit les vents ascendants qui montent de la vallée toute proche. Garibaldi le Rebelle, originaire d’Oberhausen, est l’avant-dernier du second groupe. Celui qui, dans la salle de rééducation, fonçait à toute allure tel Speedy Gonzales, malgré son plumage en lambeaux, n’a bien évidemment aucune difficulté pour s’élever dans les airs avec ses ailes toutes neuves! Le dernier à partir est Alessio, un juvénile de belle taille, au caractère aimable et doux. Il est originaire d’Osnabrück. Malheureusement, sa petite amie Diletta a dû rester à Francfort, car elle a perdu une rémige lors de la dernière séance de rééducation. Alessio vole maintenant en leurs deux noms, et en celui de leur troisième compagnon, Florial, aujourd’hui décédé. Tous trois sont des « victimes de la viande hachée »; ils ont été presque « nourris à mort » par un prétendu expert dénué de tout bon sens et qui, malheureusement, continue à sévir. Ce régime a coûté la vie à Florial. Je ne peux m’empêcher de penser à lui quand je vois Alessio, dont la guérison a exigé beaucoup de patience et de travail, s’envoler avec force et assurance, puis disparaître dans le ciel azur, comme absorbé par la lumière éblouissante du soleil…Comme ils sont nombreux, les martinets, à être privés de la liberté et de la vie à cause de régimes alimentaires inadaptés et de la persistance de pratiques erronées!
Ces tristes pensées sont comme emportées par le vent lorsqu’Andrea et Pancho commencent à laisser éclater leur joie devant ce magnifique relâcher. Je fais de même et me mets moi aussi à applaudir et à pousser des cris d’allégresse. Légèrement agacée, la respectable montagne voit une fois encore ses chemins troublés par les danses de ces joyeux derviches, qui tombent dans les bras les uns des autres, se donnent l’accolade et parlent tous en même temps dans un sabir où se mêlent l’allemand et l’espagnol. Non, se dit-elle, jamais, du temps des Guanches, j’aurais assisté à pareil spectacle! La vénérable montagne aura au moins échappé à celui du vin coulant à flots: dans la précipitation du départ, j’ai une fois de plus oublié le mousseux à l’appartement. Ce n’est pas plus mal, car le soleil tape sans pitié sur nos têtes nues. En clignant des yeux, nous explorons pendant un moment encore le ciel inondé de clarté, mais sans résultat: nos protégés se sont évaporés à la vitesse de la lumière. Ils sont peut-être déjà en route vers l’Afrique, où ils retrouveront certainement Woody, Justinus et tous les autres ! Adieu, profitez bien de cette liberté que vous avez attendue si longtemps!