Cette fois, je ne sais pas vraiment par où commencer. Il y a bien sûr l’excitation joyeuse à l’idée de relâcher ces quatorze martinets, après des mois d’inquiétude et d’angoisse. Je pense en particulier à Mio mon Mio et à son compagnon Nieboraczek! C’est donc un voyage plein de promesses qui m’attend…
Il y a aussi, la veille du départ, une triste nouvelle: celle de la mort d’un ami de Fuerteventura, que je connaissais depuis près de dix ans et qui a participé aux relâchers à plusieurs reprises. Jo Hammer, l’original, le non-conformiste. Jo le photographe à l’exceptionnel talent, Jo le passionné d’histoire qui, inlassablement, cherchait les traces des Guanches, un peuple aujourd’hui disparu. Jo le collectionneur de pierres, Jo le mystique. Jo le sage compagnon de la grande et énigmatique Montaña de Tindaya…Je suis triste et abattue lorsque j’effectue les derniers préparatifs. Nos martinets décrivent de magnifiques cercles dans la salle de rééducation, confirmant ainsi leur place sur la liste des candidats au départ. C’est en la mémoire de Jo qu’ils partiront!
Lorsque nous arrivons à Fuerteventura, le ciel est bleu et le soleil brille. Bien sûr, les oiseaux préféreraient être relâchés tout de suite, au lieu d’être transportés à la Finca, répartis dans des caisses exiguës et une fois de plus, nourris à la pince. Les amoureux Amadeus et Yvette, deux Berlinois, considèrent chaque grillon déposé dans leur bec comme un affront personnel et accueillent la poursuite de cette pratique avec un déplaisir non dissimulé. Originaire d’Osnabrück, la délicate Diletta en a elle aussi ras la casquette, de même que sa compagne de voyage, la fougueuse Alanna, une Roumaine originaire de Bucarest. Trop, c’est trop! Je sue sang et eau pour parvenir à mes fins, jusqu’au moment où vient le tour de Mio, mon petit rayon de soleil venu de France, et de son fidèle ami, le Polonais Nieboraczek. Enfin des bons mangeurs qui se réjouissent de ce que je leur donne et ne me recrachent pas tout à la figure! Malvina et Florentinus, leurs voisins, respectivement originaires de Kiel et de Geseke, mangent eux aussi d’un bon appétit, tout comme nos « gros lards » Tuuli, originaire de Heidelberg, et Harlequin, originaire d’Aschaffenbourg, qui ne perdent jamais une occasion de se remplir la panse et dont la voracité est bien connue. Les quatre derniers - Karlis, originaire de Stahnsdorf, Arete, une belle Italienne, Jesper, originaire de Lampertheim et le grand Balthasar, originaire de Bechtheim - se montrent coopératifs et finissent gentiment leur assiette de grillons.
Je profite des pauses entre les repas pour m’installer. Je place les caisses de telle sorte que les martinets aient vue sur l’extérieur. Fascinés et les ailes vibrant d’excitation, ils regardent le ciel, tandis que, plus prosaïquement, j’avale mon premier café de la journée. Les heures passent, calmement. Seuls mes « recracheurs » viennent troubler la sérénité ambiante. Si, par ailleurs, ils n’étaient pas aussi craquants, ce serait à s’arracher les cheveux!
Le mardi matin, nous effectuons consciencieusement encore deux repas. Amadeus et Yvette me font comprendre qu’en ce jour de la Saint-Valentin, ils aimeraient mieux vivre d’amour et d’eau fraîche que de grillons. Nous convenons de mettre leur plan à exécution à partir d’onze heures et demie. La pression monte peu à peu… À onze heures, l’équipe de guetteurs se réunit dans la cour. Nous roulons à vive allure sur les pistes caillouteuses et arrivons sur le site de relâcher. Mon cœur bat très fort: c’est aujourd’hui que Mio mon Mio va partir ! Pancho nous fait signe depuis le sommet de la colline. Andrea se met derrière moi sur le promontoire. Je prends Amadeus et Yvette, tous deux pensionnaires de 2015. Je crie: « Pour Jo! » et je lève les mains, sur lesquelles se trouvent les deux oiseaux frémissants. Au moment exact où, au crématorium de Puerto del Rosario, le corps de Jo est incinéré, nos martinets s’élèvent dans le ciel en poussant des cris de joie et se dirigent vers la Montaña de Tindaya, depuis laquelle veillera le meilleur de tous les anges gardiens…
Rapide comme le vent, le grand Amadeus file vers la droite, tandis que sa tendre moitié, un peu rondelette, part vers la gauche, formant ainsi un cœur au sommet duquel ils se rejoignent. C’est la Saint-Valentin, que voulez-vous! La tranquille et solide Malvina, tout comme son ami le survolté Florentinus, prennent la même direction et pour notre plus grand plaisir, s’adonnent à quelques voltiges aériennes au-dessus des flancs abrupts de la montagne. Le joyeux Tuuli, dont le nom signifie « vent » en finnois, se montre à la hauteur de son patronyme et se laisse emporter par Éole à toute allure. Harlequin, lourd et placide, commence par voler à ras des cailloux avant de parvenir à s’élever. Il passe devant Pancho, se dirige vers la montagne et disparaît à ma droite.
Mon cœur cogne dans ma poitrine... Vient maintenant le tour du sensible et mélancolique Nieboraczek, mal en point pendant si longtemps que ni lui ni nous ne pensions qu’il partirait un jour. Et finalement, si! C’est l’appel de la liberté! Les yeux étincelants, il se tortille dans ma main. Je le libère, il fonce vers la vallée et s’élève dans les airs… A-t-il fait autre chose que voler!? J’ai une boule dans la gorge, mon pouls est à 150; j’embrasse une dernière fois sa tête si douce: Mio mon Mio… « Mio mi pequeño Mio! », crie Pancho de loin et comme en écho. J’ai à peine levé la main que Mio s’élance - oubliée, la petite créature faible et misérable, c’est maintenant un beau brin de martinet, fort et déterminé, un combattant, un vainqueur! Avec une concentration extrême, je suis sa trajectoire en zigzag devant les pentes lointaines de la Montaña de Tindaya. Il finit par disparaître derrière la montagne, au sommet de laquelle se trouve Pancho. Moments d’angoisse…J’apprends peu après que Mio a rejoint son ami Nieboraczek dans la vallée et qu’il s’est élevé dans le ciel avec maestria. Jo, mon cher Jo, tu fais du bon travail!
La fougueuse Alanna prend la tête du second groupe et donne tout de suite le ton : à fond et toujours plus haut ! Viva Romania! Vient ensuite le tour de notre petite Diletta, pour laquelle nous nous sommes fait beaucoup de souci. La délicate oiselle perd de l’altitude, avant de remonter et de franchir le sommet de la montagne par la droite. Elle survole la vallée en direction de La Oliva. Je la vois avec mes jumelles et je suis sa trajectoire légèrement descendante. Je retiens mon souffle. Oh mon dieu…que fait-elle? Elle tombe! Elle a disparu! Elle…elle est au sol??? Il faut que je parte à sa recherche ! Mes yeux regardent dans tous les sens. Soudain - un cri! Diletta surgit derrière nous, file vivement au-dessus de la tête d’Andrea et se dirige vers l’Atlantique. Je me sens libérée d’un poids énorme. Je prends ensuite le frétillant Jesper. Il se tortille tellement qu’il m’échappe et manque d’atterrir sur le ventre. Il se rattrape au dernier moment et effectue une ascension spectaculaire. Le grand Balthasar n’est pas non plus un modèle de patience et de mesure. Après avoir quitté ma main, il file non pas droit devant lui, mais part dans mon dos en s’élevant le long de la pente, frôle un buisson épineux, tourne dans le vent, puis file comme une fusée. Les derniers à partir sont deux pensionnaires de 2015, de véritables as du vol: avec la superbe Arete, c’est un concentré de vivacité, de fougue et d’élégance venues tout droit d’Italie qui survole la vallée et part à la conquête du ciel. Quant à Karlis, noir comme un corbeau, il s’en tient plutôt au principe suivant: « C’est le calme qui fait la force ». Avec une majestueuse tranquillité, il part dans le sillage d’Arete, avant de disparaître dans le lointain, par-delà les montagnes.
Un peu groggy, je cligne dans yeux en regardant le ciel vide. Mio mon Mio, où êtes-vous, mes amis? Andrea vient vers moi en riant, tandis que Pancho arrive en faisant de grands gestes. Nous repassons dans notre esprit le départ de chaque oiseau: qui a vu qui, comment et dans quelle direction l’a-t-il vu voler? Je veux tout savoir précisément, en particulier pour ce qui concerne Mio et Nieboraczek. Petit à petit, la tension lâche, une vague d’émotions s’empare de moi. Et me submerge totalement lorsqu’un peu plus tard, je me retrouve seule et parcours le site de relâcher. Soudain, je les entends: des cris de martinets, forts, puissants et joyeux. Et je vois leurs auteurs. Haut dans le ciel, libres, ils sont nombreux, très nombreux, peut-être trente, quarante ou plus. J’entends des cris de martinets pâles, c’est un concert endiablé qui se joue dans le bleu du ciel, et au milieu de ces voix, je distingue celles de martinets noirs. Qui sait si mes quatorze…? Je les suis avec mes jumelles, tandis que les larmes coulent sur mes joues. Ils sont partout, ils forment un groupe compact autour du sommet de la Montaña de Tindaya, filent en direction de La Oliva, reviennent vers l’Atlantique. C’est comme un dernier adieu, à la fois heureux et nostalgique.
Veille bien sur eux, Jo! À bientôt! Je vais revenir!