Ces derniers mois, nous avons perturbé beaucoup trop souvent la tranquillité des buses de la montagne des Guanches, en pénétrant sur leur territoire à plusieurs reprises. Et nous avons eu une trop grande confiance dans l’habileté et la rapidité des martinets pour échapper aux attaques des rapaces. Il faut dire que jusqu’à présent, leurs attaques s’apparentaient plutôt à une parade de menace! Cette fois, malheureusement, les buses ont exigé leur tribut, et l’un de nos martinets a payé de sa vie. Pour moi, ce lieu ne sera plus jamais le même...
Je ne sais pourquoi, un étrange sentiment d’angoisse m’habitait, ce lundi soir, alors que je montais dans l’avion avec mes douze protégés. Bien que le voyage se soit déroulé parfaitement, ce sentiment était encore présent en moi le lendemain matin. Peut-être s’expliquait-il par l’absence d’Andrea et de Pancho, mes fidèles guetteurs, alors en vacances? Avant leur départ, ils avaient pris soin, toutefois, de faire appel à des « remplaçants », Thomas et Christiane. J’avais donc tout lieu d’être rassurée, mais je ne l’étais pas. Mon angoisse ne pouvait pas venir de la météo, il faisait un temps magnifique. Et les martinets ne souhaitaient qu’une chose: voler ! J’étais légèrement inquiète pour trois d’entre eux, à savoir Plámka, Meena et Flavie, car leur prestation, dans la salle de rééducation, m’avait paru moins convaincante que celle de leurs camarades. Certes, il en est toujours ainsi – il y a les casse-cou qui, pour un peu, traverseraient le plafond, il y a les prudents et les placides, et ceux qui ont pris la salle de rééducation en grippe et n’ont plus envie d’y aller.
Mardi matin, mes protégés eurent droit à trois repas, avant d’être conduits à Tindaya. Les veinards! Dire que dans l’Allemagne encore toute engourdie par l’hiver, plus de 70 martinets attendent leur tour! Thomas et Christiane sont déjà à la Finca Esquinzo. Avec la jeep, nous grimpons sur le versant ouest de la montagne des Guanches. Aïe, aïe, aïe, il y a de violentes rafales de vent qui ne me disent rien de bon! Nous nous mettons en place: Thomas, équipé de jumelles, à ma gauche, sur le sommet, Christiane, en dessous de moi, dans la vallée.
Un dernier regard circulaire pour nous assurer qu’il n’y a aucun rapace à l’horizon et c’est parti! Maciek, originaire de Stettin (Pologne) et Tiberius, originaire de Berlin, tous deux nés en 2013 et formant un couple solide, sont relâchés en même temps. Première montée d’adrénaline: une rafale de vent les saisit et les plaque tous les deux au sol. Avant même que j’aie le temps d’aller les ramasser, nos deux pilotes malheureux se soulèvent du sol, effectuant un décollage parfait! Apparemment, ces deux-là ne savent pas que les martinets sont censés ne pas pouvoir décoller du sol.
Gros soupir de soulagement. Le candidat suivant est Rigoletto, originaire de Livourne (Italie). Lui aussi est un pensionnaire de 2013. Très agité depuis plusieurs jours, il part comme une flèche, porté par le vent. Le paysage chaotique dont je suis environnée, fait de hautes parois rocheuses, m’empêche de suivre longtemps les oiseaux des yeux. Je jette alors un coup d’œil à Thomas. Il regarde quelque chose au loin: notre martinet!
Originaires de Göttingen, Valda, Flannan et Viggo - l’indéfectible trio -, sont relâchés quelques minutes plus tard, l’un après l’autre. Le vent leur donne beaucoup de fil à retordre. Je suis très inquiète. Si les costauds ont du mal, comment les moins aguerris vont-ils s’en sortir?
Nous effectuons à nouveau un double relâcher : le superbe Idrile, originaire de Wiesbaden et le solide Grúbas, un Polonais. Avec eux, nous assistons en quelque sorte au départ idéal, et pendant un moment, j’ai le cœur plus léger. Grands, forts et puissants, ces oiseaux sont une merveille à voir voler. L’espace, qui en déconcerte certains, est à leur mesure, et le vent, qui fait dériver nombre de leurs camarades, est pour eux un allié.
Et voici Gundel, originaire Lüneburg. Je suis inquiète, car ces derniers temps, elle manquait un peu de vivacité. Dieu merci, il n’y paraît plus rien, lorsque je la vois décoller depuis ma main et survoler la vallée. Elle a déjà disparu, mais Thomas scrute toujours l’horizon avec ses jumelles. C’est bon « il l’a »!
Je fais de grands moulinets avec mes bras en direction de Thomas et Christiane: attention, attention, voici maintenant les plus fragiles! Plámka, originaire de Cracovie (Pologne) fait mentir toutes nos craintes et s’élève dans le ciel avec force. Je vois sa plume blanche scintiller au soleil. Ouf!
La main tremblante, je saisis ensuite la délicate Meena, originaire de Duisburg. Trente-huit plumes neuves lui ont été greffées. Parviendra-t-elle à maîtriser le vent et l’espace? J’ai peur... – Elle y arrive, elle y arrive!!! Elle prend tout de suite beaucoup d’altitude, puis redescend et suit ces interminables parois rocheuses. Je la perds de vue, espérant que Thomas, lui, la voit toujours. Oui, Dieu merci, il fixe l’horizon pendant de longues minutes. Meena a dû réussir son départ!
Reste Flavie, la douzième et dernière candidate. Originaire de Wiesbaden, elle était quasiment mourante à son arrivée chez nous, début août 2014. Nous avons lutté des semaines pour l’aider à remonter la pente. « Elle vivra, disait alors Madeleine, une nouvelle bénévole, dans son nom, il y a « vie! » J’aimais particulièrement Flavie. Je caresse doucement ses ailes. Je lui dis tout bas : « Flavie, la vie! », et je la mets sur ma main, que je lève au-dessus de ma tête. Elle n’hésite pas, s’élance dans le vide, entraînée par le vent. Avec angoisse, je la suis des yeux et la vois traverser la vallée. Elle aussi se dirige vers ces satanées parois rocheuses qui n’en finissent plus et qui constituent un véritable obstacle, surtout par grand vent, soudain…la buse est là, surgie du néant. Elle pousse un cri strident. Elle fond sur Flavie, je le sens plus que je ne le vois. Mon cœur est sur le point de s’arrêter, je suis impuissante ; à part hurler et taper dans mes mains comme une folle, je ne peux rien faire. Le drame se joue trop loin de moi. Tout en criant, la buse se pose. Et Flavie!? J’entends toujours les cris du rapace et vois alors arriver une autre buse. Puis les deux oiseaux s’envolent, se laissent retomber en criant, et s’élèvent à nouveau dans les airs. Qu’est devenue Flavie!?
Trébuchant sur les pierres, je cours en direction de Thomas. « Qu’est-ce que tu as vu !? » - « La seconde buse l’attrapée, elle s’est posée en bas », me dit Thomas. Mon sang se fige. C’est donc vrai. Plusieurs minutes s’écoulent, ou une éternité…Les deux buses se sont de nouveau envolées et mettent le cap sur le Barranco. Impossible de dire avec certitude si l’une d’elles a quelque chose dans ses serres. En moi-même, je vois Flavie gisant sur le sol, grièvement blessée. Je dois aller voir, et tout de suite. Dix minutes plus tard, je suis sur le versant d’en face, Thomas et Christiane me rejoignent en jeep. Les recherches commencent...
Christiane et moi descendons jusqu’en bas en décrivant des lacets, tandis que Thomas remonte une brèche rocheuse qui s’étend jusqu’à la crête. C’est à cet endroit, nous dit-il, qu’il a perdu Viggo des yeux. Il veut en avoir le cœur net. C’est un véritable cauchemar ; nous fouillons les lieux, sous un soleil de plomb. Il me semble que les buses n’avaient rien dans leurs serres; je suis donc persuadée que Flavie gît quelque part. Je la retrouverai!
Après un peu plus d’une heure, Thomas et Christiane doivent rentrer chez eux, car ils ont des ouvriers à la maison. Je leur suis tellement reconnaissante pour leur aide! À part Viggo, qu’il a perdu de vue assez rapidement, Thomas est parvenu à suivre la trajectoire de chacun de nos oiseaux! Cette pensée me réconforte..
Je continue à chercher, de manière systématique. Je décris d’interminables lignes sur d’interminables versants. Et au bout de deux ou trois heures, je trouve des plumes, les plumes de Flavie…Huit rémiges, qui lui avaient été greffées à l’aile gauche, ainsi que quelques plumes de couverture. Rien d’autre, pas non plus de traces de sang; elle a dû perdre ces plumes au moment où la buse l’a saisie. Dès lors, toute possibilité de fuite lui était retirée, elle était perdue. Je cligne des yeux nerveusement. Surtout, ne pas pleurer, pas maintenant, sinon, je ne vais plus rien voir. Peut-être y-a-t-il eu un miracle et la buse l’a lâchée? Je passe la zone au peigne fin jusqu’à la tombée de la nuit. Et le lendemain, dès qu’il fait jour, je retourne sur les lieux et poursuis mes recherches. Toutefois, la certitude d’avoir trouvé ce qu’il y avait à trouver grandit en moi. La certitude que les buses l’ont emportée, que ma belle, ma douce Flavie n’est plus.
Au bout d’onze heures, je renonce. Fatiguée, épuisée, même, brûlée par le soleil, et désespérée. J’ai fouillé le moindre recoin de cet immense versant inondé par un soleil aveuglant et battu par les vents. Il n’y plus aucune trace de vie. J’ai inspecté également la brèche rocheuse où Thomas a perdu de vue notre Viggo. Je ne pense pas qu’il soit tombé là. Je crois plutôt qu’il a changé de direction et mis à profit les courants ascendants pour sortir de cette brèche. Cela me semble beaucoup plus probable. Viggo a de la ressource!
Vigilante, la buse décrit des cercles au-dessus de moi. Je lève les yeux vers ce splendide rapace au plumage clair avec un sentiment mêlé de colère et d’admiration, ce rapace que j’ai funestement sous-estimé. Je ne peux pas le détester, il a fait ce que sa nature lui dictait de faire. Suis-je coupable d’avoir amené des martinets dans ce lieu isolé, où se sont établis des faucons, des buses et des corbeaux? Pourtant, Andrea ne m’a-t-elle pas dit qu’en été, il y avait beaucoup de martinets qui survolaient la Finca et qui chassaient? N’était-ce pas une erreur, tout de même - une erreur dont Flavie a payé le prix fort? Où auront lieu nos futurs relâchers? Je ne sais pas, je ne sais plus. Le monde est froid et sombre.
Le jour de mon départ, je retourne sur le Barranco Esquinzo pour dire adieu. À Nemo d’abord, qui est enterré au sommet de la montagne des Guanches, puis à Flavie, dont les plumes ont été dispersées aux quatre vents... La jeune Bella, dont provenaient ses plumes, est morte une seconde fois. J’espère de tout cœur que tout est allé très vite et que Flavie n’a pas souffert…
Et j’espère aussi que nos onze protégés connaîtront un destin plus heureux.
À Flavie maintenant, la vie éternelle. .