Une semaine et demie s’est maintenant écoulée depuis que je suis retournée sur la Montana de Tindaya, à Fuerteventura, pour y relâcher quatorze nouveaux martinets. Et quand on est malade et grelottant de fièvre, dans une Allemagne pétrifiée par le froid, le souvenir de cette journée douce et quasiment estivale brille d’autant plus fort.
Une fois encore, il nous a fallu partir au plus sombre de la nuit. Trois heures et demie du matin, c’est une heure à ne pas mettre un chien dehors. Pourtant, j’y suis, moi, dehors, mais c’est pour le bien de mes protégés. À l’aéroport, les employés non plus n’ont pas l’air bien réveillé. Le test à l’explosif et son résultat positif ont un air de déjà-vu….Résignée, je commence à étaler mes affaires sur la table en inox. « Faut-il que je déballe aussi les sandwiches? ».
Autour de moi, des voyageurs également contrôlés positif se mettent un peu à l’écart et, nerveusement, commencent à défaire leurs bagages à main. On ne badine pas avec les explosifs. « La dernière fois, c’était à cause des déjections des oiseaux », dis-je gaiement à l’employé dubitatif. Cette fois, pas. Des oiseaux? Il y a toujours un plaisantin pour me demander si les martinets font partie d’un élevage ou s’ils sont à vendre. Niet. Je donne des explications à droite, à gauche, tout en essayant de conserver mon calme et de garder un œil sur la situation, en particulier sur les martinets qui, je le confirme, ne sont pas à vendre. Pendant ce temps, les employés de la police fédérale, imperturbables, vérifient cartes d’identité et papiers. On se connaît déjà. Un employé finit par m’avouer que cet infâme appareil de détection est très sensible et que si l’envie lui prend, il peut, du flacon de parfum à l’élastique à cheveux, tout décréter positif! On m’autorise à ranger mon barda, puis je m’éclipse discrètement. Ouf ! Première chose: calmer les oiseaux et les remettre dans la caisse de transport. Cette fois, ils sont tout de même quatorze, et même si nous voyageons en low-cost, nous sommes vraiment à l’étroit.
Dans l’avion, j’ai la désagréable surprise d’avoir pour voisine une personne d’un certain âge, à l’allure douteuse, et qui dégage une forte odeur de Vix, de baume du tigre, d’huile japonaise à la menthe et autres substances irritantes, dont s’enduisent les malades de la grippe. Avec le recul, je crois bien qu’elle responsable de l’état pitoyable dans lequel je me trouve actuellement. Ce n’est donc pas sans raison que Monsieur son époux a réservé pour lui seul le rang situé devant nous et qu’il a relégué derrière sa tendre moitié. J’enroule mon pashmina autour de mon nez et de ma bouche, mais pour ce qui est des vertus virucides de cette jolie écharpe tissée à la main, on repassera.
Après ce vol placé sous le signe de la menthe, nous atterrissons à Fuerteventura, où le ciel est légèrement couvert. Je suis à peine descendue de l’avion que j’entends déjà le bruit de mon énorme valise sur le tapis roulant. Elle est tellement grosse qu’ils ont certainement voulu s’en débarrasser tout de suite. Je récupère ma voiture de location et nous nous mettons en route. Lorsque nous arrivons à l’appartement, la femme de ménage n’a pas encore fini. Mes quatorze martinets en ont marre d’être si serrés et j’ai hâte de les libérer! Elle a à peine franchi le seuil de la porte que j’installe tout le nécessaire et commence enfin une tournée de nourrissage. Au centre de soins, les martinets logent la plupart du temps à deux par caisse. Pour les adultes Enno et Julian, deux pensionnaires de 2015, originaires respectivement de Bielefeld et de Francfort, ce n’était pas gagné! C’est que notre Enno était propriétaire ! Quand son découvreur nous l’a confié, il avait en effet une maison à hamster rien que pour lui. Il ne sortait jamais spontanément de sa cabane; pour le nourrir, il fallait frapper pour s’annoncer (!), avant de le sortir délicatement en soulevant le toit. De retour dans sa caisse, il partait tout de suite se cacher au fond de sa cabane. Lorsque Julian a emménagé chez lui, une douce intimité s’est bientôt installée entre eux. Désormais, on était deux dans la cabane et ça chuchotait d’un air conspirateur. Les mois ont passé, puis le moment de la greffe est venu. Comme le dit le proverbe, une femme avisée en vaut deux: à son réveil, notre couple, désormais doté de magnifiques ailes toutes neuves, a découvert en lieu et place de la vieille cabane à hamster un nichoir à perruches flambant neuf ! Nos deux tourtereaux l’ont d’abord contemplé d’un air méfiant, avant de l’adopter sans réserve. Et de regretter son absence ! En guise de maison, Enno et Julian n’ont aujourd’hui qu’une petite serviette à disposition, sous laquelle ils se retirent en maugréant. J’aurais bien aimé fixer cette image pour la postérité, mais mon appareil photo me lâche en disant « batterie déchargée », et mon chargeur est resté à Francfort.
La nuit est très froide, mais heureusement, les martinets sont sur tapis chauffants. Moi par contre, je grelotte et claque des dents. Le lendemain matin, il faut beaucoup de temps avant que la température atteigne dix-huit petits degrés. Le soleil brille, un vent tiède souffle, mes protégés ont eu droit à deux copieux repas…bref, tous les signaux sont au vert pour le relâcher. De joyeuse humeur (mais pour ma part, très angoissée…), notre super trio se rejoint sur le site de relâcher, non loin de La Oliva. En réalité, nous sommes quatre, car Andrea et Pancho sont accompagnés d’une stagiaire. Je distribue la liste des candidats au départ: chacun d’entre nous doit savoir qui est dans les starting-blocks!
L’adulte Thesia! Depuis mai 2015, ce courageux petit oiseau, dont la moitié du plumage a été endommagée lors d’un accident, attendait de nouvelles plumes. Pendant un an et demi, il n’y a eu aucune repousse de rectrices. Et il y a quelques semaines, miracle! Thesia n’y croyait plus, ça se voyait. Son départ exprime tout à la fois le courage, le désespoir et l’incrédulité du condamné à perpétuité réchappé d’Alcatraz. Et elle vole, elle vole, comme si les vingt mois de captivité n’avaient jamais existé…
Originaire de Ludwigshafen, le dodu et joyeux Lennox s’est, jusqu’à présent, distingué surtout dans la discipline suivante: MANGER. Et ce, quelles que soient les circonstances. À voir ce que ça donnera quand il devra se nourrir tout seul comme un grand! En attendant, il traverse la vallée comme une flèche, sans un regard en arrière. Bon appétit, Lennox!
“Arrrrrragorrrrn!!“, dit Pancho entre ses dents, après avoir jeté un coup d’œil sur la liste des candidats au départ. Oui, maintenant, c’est au tour des Roumains, et ils portent tous les noms de personnages du Seigneur des Anneaux. C’est Aragorn, un peu ébouriffé, mais rapide comme le vent, qui est relâché le premier; il est suivi par la délicate Allamina, qui frétille d’impatience, et par une autre star, la puissante et indomptable Thyra, greffée il y a cinq jours seulement. Elle ne figurait pas sur la liste des heureux élus, mais sa prestation dans la salle de rééducation l’a qualifiée à la dernière minute. Débordant de force et d’énergie, ils filent tous trois au-dessus de la vallée, avant de disparaître dans le lointain.
La petite et délicate Genista, qui, à son arrivée chez nous, était un oisillon à moitié mort de faim, est la moins aguerrie du groupe. Enfin, c’est ce que nous pensions! Lorsque je la vois s’élever dans le ciel bleu, sûre d’elle et avec force, je me sens considérablement allégée: je croyais en elle et j’ai eu raison! Yes!!!
Originaire de Görlitz, la superbe Tamera prend la tête du second groupe. On dirait vraiment une flèche, sûre de sa trajectoire et ultra-rapide. Son compagnon Filarion, un Autrichien originaire du Vorarlberg, doté d’un joyeux tempérament, part sur ses talons…euh , ses ailes!
Et maintenant… « Enno! », nous crions tous trois son prénom, qui résonne dans les collines. Il est dans la paume de ma main, le propriétaire dépossédé. Sombre et courroucé, mais déterminé! Il n’hésite pas une seconde: il connaît sa nouvelle maison! Bleue et dorée, infinie et ouverte sur tous les horizons...En quelques joyeux battements d’ailes, Enno s’affranchit de la pesanteur pour aller vivre une vraie vie de martinet. Quelques instants après, je fais partir son compagnon, le fougueux Julian, qui prend de l’altitude en décrivant une spirale à couper le souffle.
Il reste encore deux couples dans les caisses; originaire de Straubing, Pico, un concentré de force, part sans demander son reste et éclipse les valeureux combattants de Tolkien. Grand et paisible, son ami Philipp, originaire de Klingenberg, ne la lui cède en rien et effectue un vrai départ d’adulte accompli. Toujours inséparables, le doux et gentil Silas, originaire de Francfort, et Robbie, originaire de Bobenheim-Roxheim, sont les derniers à partir. Proches à se toucher, ils s’élèvent tous deux dans le ciel de janvier, beau et chaud comme un jour d’été. La silhouette mince de Silas disparaît devant les pentes de la Montana de Tindaya, tandis que la sympathique Robbie, après un dernier cercle en guise d’adieu, se soustrait elle aussi à nos regards. Adieu, adieu à jamais!