Cette fois-ci, le voyage a failli commencer par un K.-O. Le pèse-bagages est sans aucun doute un appareil fort utile quand il s’agit de ne pas dépasser d’un gramme les 25 kilos que peut contenir ma valise – avec le matériel destiné aux oiseaux, j’y suis vite. Mais si, par le plus mauvais des hasards, le crochet cède au moment où une petite puce d’à peine 50 kilos soulève à grand-peine la moitié de son poids, il se transforme alors en poing américain. Légèrement étourdie, je me retrouve assise sur le sol de la cuisine, à deux heures du matin, et je refroidis mon menton, qui enfle à vue d’œil. Lorsqu’un peu plus tard, je vais chercher les oiseaux dans l’animalerie encore baignée de nuit, je vois des étoiles danser devant mes yeux. Comme quoi, un direct au menton, ça a des pouvoirs insoupçonnés!
Arrivée à l’aéroport, je suis la procédure habituelle : transfert des quatorze martinets surexcités dans deux sacs de voyage, afin que les caisses de transport passent aux rayons X, explications tous azimuts sur la présence des martinets - non, ils ne vont pas s’envoler des sacs, oui, ils sont assez neveux, non, ils ne vont pas être vendus, mais relâchés. « Est-ce que je peux en caresser un? », bon d’accord. Ce n’est pas vraiment le moment, mais autant faire contre mauvaise fortune bon cœur. En tout cas, cette fois, le test à l’explosif est négatif. « Oh! Qu’ils sont mignons! ». Je replace les martinets dans les caisses de transport comme je rangerais des œufs frais dans leur boîte, et je réponds aux questions que m’adresse un employé de l’aéroport, visiblement très intéressé par mon menton aux couleurs de l’arc-en-ciel (jamais il ne croirait que c’est un pèse-bagages qui m’a fait ça).
Une fois installée dans l’avion, je respire enfin. Pas longtemps. Devant moi, il y a un jeune enfant qui, sans crier gare, pousse à intervalles irréguliers des cris suraigus à faire péter les hublots. À côté de moi se trouve la grand-mère, qui glousse de ravissement devant le bambin. Elle s’octroie la place du milieu, restée libre, et y entasse en me bourrant les côtes divers accessoires de bébé. Je soupire aussi bruyamment que je peux pour montrer ma colère, mais l’alarme de détection des armes retentit et couvre tout. Mes pauvres martinets…
Pendant tout le vol, je suis au bord de l’infarctus. Nous atterrissons enfin et je quitte l’avion en toute hâte pour éviter de rencontrer les géniteurs en train de rassembler tétines, peluches et sacs à langer, qui traînent un peu partout. Je récupère les clés de la voiture de location, ainsi que mes bagages, tout en soupirant de soulagement. Arrivée sur le parking, je déchante: il me faut rentrer ma monstrueuse valise dans une Opel Adam! Le coffre est minuscule! Les propriétaires de telles voitures ne font donc jamais de courses? Je finis par y arriver sans toucher à la banquette arrière, mais il faut tout de même quelques acrobaties pour caser dans l’habitacle les caisses des oiseaux, mon sac à dos…et moi-même.
Tandis que j’emprunte les lacets en direction de La Oliva, et qu’une fois dépassé Tindaya, je suis l’interminable piste jusqu’à la Finca Esquinzo, où nous logeons, je regarde le ciel d’un air soucieux. Il fait frais, c’est couvert et il y du vent. Pas vraiment le temps idéal pour relâcher des martinets! Je suis à peine arrivée que Pancho, l’air préoccupé, me submerge d’informations sur la météo prévue pour le jour du relâcher. Je comprends qu’il pleuvra à partir de midi. Mon moral descend en flèche. Enfin pour le moment, il s’agit de transférer les martinets dans des caisses plus confortables et de leur donner à manger sans mollir! Pendant tout l’après-midi, j’échafaude des plans B, mais aucun d’entre eux n’est réalisable. En effet, il n’y a pas d’amélioration en vue pour les jours suivants. De plus, je n’aurai pas assez de nourriture pour mes protégés. Il ne nous reste plus qu’à espérer et à prier pour que la journée de mardi soit plus belle que prévu! Les martinets et moi-même passons une nuit agitée. De fortes bourrasques sifflent autour de la maison. J’ai installé les tapis chauffants sous les caisses. Brrr! Il fait froid!
Le lendemain matin, c’est pire. Il commence à pleuvoir. La radio de la Finca, que j’allume en désespoir de cause, annonce du soleil avec un ciel légèrement couvert à partir de 13 heures. En revanche, la météo des Canaries, relayée par Andrea et Pancho, continue d’affirmer qu’il pleuvra à partir de 13 heures. Je m’arrache les cheveux! À 11 heures, le ciel s’éclaircit légèrement. Nous décidons de rejoindre le site de relâcher. Pour voir. En route, il se met à bruiner. Les nuages se mettent à former un bloc menaçant et il fait de plus en plus sombre. C’est mal parti. Très mal parti! Lorsque nous arrivons dans la cuvette, sur le site de relâcher, des trombes et des strombes d’eau s’abattent sur nous. Aux Canaries, ce genre de phénomène se produit parfois, et dix minutes plus tard, le soleil brille. Nous choisissons donc de patienter. De véritables petits torrents dégringolent des pentes de la montagne. Quant aux martinets, ils persistent dans leur mutisme. Ils se demandent si le monde n’est pas devenu fou.
Andrea vient vers moi en pataugeant. « Nous devons quitter la cuvette, sinon, on va se retrouver piégés. » C’est juste. Sa grande jeep cabossée se joue de la boue, mais ma petite voiture de location s’y enfonce jusqu’aux jantes, normalement laquées noires. Le ravissant petit cabriolet, joyau des grandes villes, est couvert de boue jusqu’au toit - décapotable, s’il vous plaît ! - et offre un spectacle qui ferait pleurer ses designers.
Nous nous dirigeons vers les hauteurs. Le vent se lève et soudain, la cohorte des nuages monte, la pluie s’arrête, comme si on avait coupé le robinet. Le ciel est bleu, c’est à peine croyable ! Même le soleil montre le bout de son nez, et la température remonte immédiatement. Nous commençons à croire que le relâcher est possible, mais nous restons méfiants. « Sriii-sriii! », font les martinets, qui attendent dans leurs caisses! Lorsque la Montana de Tindaya émerge enfin des nuages et qu’alentour, tout est dégagé, nous sautons le pas. Nous traînons les caisses le long de la pente et nous prenons position. Pancho se met en face de nous et nous fait signe avec ses jumelles. Andrea se place sur le côté gauche, tandis qu’Andrea II, stagiaire au refuge pour animaux de la Finca Esquinzo, s’installe un peu au-dessus de moi.
The New Berliners - du moins cinq d’entre eux! - ouvrent le bal. J’ignore si c’est le vent ou l’appel irrésistible de la liberté qui les pousse, toujours est-il que Cosima et Sartorius partent tellement vite que j’en ai le vertige. Ils effectuent un virage à gauche et gagnent de l’altitude, portés par le vent. Tandis que je prends Sergei dans la caisse, je les vois jouer, très haut dans le ciel. Quel bonheur de les voir ainsi tous les deux, la capricieuse Cosima, et Sartorius, qui arriva chez nous à moitié mort de faim et dut lutter pendant trois semaines, avant que son état se stabilise! Relâchés juste après eux, Sergei, Herakles et Vitus partent tout aussi vite et suivent exactement la même direction.
Après le départ de ces cinq magnifiques adultes, vient le tour de deux juvéniles : le tranquille Ravi, originaire de Recklinghausen et grand dévoreur de grillons, et Okruszek, mon bébé polonais tout dodu qui, pendant des semaines, avait élu domicile sur mon col de chemise. Cette fantaisie dura jusqu’à la greffe. Dès qu’il fut rhabillé de neuf, Okruszek, une petite tête au profil busqué et aux yeux étincelants, devint adulte. Et voilà que maintenant, ils veulent prendre la clé des champs! Ils se jettent dans le vent, tournent eux aussi à gauche, et disparaissent à la vitesse de la lumière. C’est trop rapide pour que mes sens puissent suivre! Le temps n’est pas si mauvais que cela - entre les nuages, il y a des trouées de ciel bleu et de soleil, qui souhaitent la bienvenue à nos oiseaux.
Et maintenant, le second groupe! C’est la splendide Priya, une adulte originaire de Rutesheim, qui en prend la tête. Elle est immédiatement suivie par…Baby Amédée! J’ai les jambes en coton, le cœur qui bat la chamade et les larmes aux yeux quand je vois ce magnifique adulte, jadis minuscule oisillon pratiquement condamné, étendre les ailes et s’élever dans les airs aussi légèrement que les autres. Soudain, je m’aperçois que pendant de longues secondes, j’avais retenu ma respiration… Rasmus, le joyeux petit soldat originaire de Francfort, le menu et rapide Joshi, originaire de Suhl, et Auriol, un Berlinois arrivé jusqu’à Francfort grâce à un récupérateur recruté sur Facebook, empruntent au poil près la même direction que leurs camardes – virage à gauche sur l’aile du vent et vitesse incroyable. Je me suis fait beaucoup de souci pour Auriol, surnommé « la perle noire » par ses découvreurs, car le régime à base de viande auquel il a été soumis pendant plusieurs semaines avait endommagé non seulement son plumage, mais aussi son squelette. Outre la greffe, des mois de rééducation ont été nécessaires à son rétablissement. Aujourd’hui, Auriol est aussi à l’aise dans les airs que ses amis!
Les derniers à partir sont nos elfes roumains: Filaurel, solide et déterminé, et la corpulente Layne! Filaurel tire parti d’une rafale de vent et s’envole à toute allure. Maintenant, il ne reste plus que Princess Layne: elle doit absolument nous prouver qu’elle aussi, elle peut y arriver MALGRÉ un vent fort … « Plus haut, plus haut, plus haut! »,crié-je, à bout de forces. Dieu merci, cent mètres de vol battu lui suffisent, elle tourne avec élégance, part comme une flèche à l’assaut de la montagne, la survole et s’éloigne.
Le ciel est vide! Les martinets ont été emportés par le vent! Un peu sonnée, je rassemble les caisses. Dire qu’après des mois et des mois d’attente et de crainte, ce moment est si bref…Je suis à la fois heureuse et mélancolique. Andrea II, Andrea et Pancho viennent vers moi. De joyeuse humeur, nous regagnons les voitures, en évitant les flaques. Ce succès - malgré des conditions difficiles - illumine toute notre journée. Nous le fêterons à la maison le lendemain soir, autour d’un bon verre de mousseux. Le soleil nous accompagne durant tout le trajet vers la Finca.
Un peu plus tard, je retourne sur les lieux et passe en revue chacun de mes protégés. Pendant de longues minutes, je scrute le ciel légèrement couvert. Le soleil a du mal à percer, mais il fait doux et ils savent se débrouiller avec le vent, ils nous l’ont prouvé. Où sont-ils maintenant… ? Puissent-ils rester toujours là-haut, tous ensemble, libres et heureux! Adieu, mes amis!